Samantha est l'une des artistes contemporaines a avoir gagné le Turner Price cette année.

Mais elle s'en fout.

Elle a décidé de partir s'installer à Goa il y a déjà dix ans. Elle a eu le temps de voir migrer ses désirs d'aventures et de nouvelles expériences, de voir passer la couleur des pilules qu'elle prenait du rose, vert ou bleu pastel au gris du souvenir. Elle a maintenant au moins le loisir d'y rajouter un souvenir de goût artificiel qu'elle peut trouver dans ces mémoires d'enfance à Londres. Elle donne le sachet au groupe d'anglais fraîchement arrivé, encaisse et se barre.

La plage est toujours là. Samantha pensait en arrivant en Inde que son travail artistique devait commencer par là. Un peu comme les exercices d'échauffement corporel que l'on faisait au Bauhaus. Marcher dans le sable, laisser se décoller l'image paradisiaque en évitant les cadavres de bouteilles et partir à l'atelier pour recoller le paradis, son paradis.

Samantha écrit et fait des installations, avant elle s'intéressait à l'évaporation de l'imaginaire touristique en occident, un parfum de colonialisme dissous, siècle après siècle, génération après génération, venu barioler les plages en Inde à coup de rose, vert et bleu pastel.

Il y a quelques années, elle a été invité à participer à une résidence à Dubaï. Pour une fois, elle n'avait pas résisté à son besoin de nouveauté, encore un ailleurs. Elle voulait prendre des contacts là-bas et peut-être faire des interviews. En tous cas, c'est ce qu'elle a expliqué aux flics, ou qui pouvaient bien être ces personnes qui l'on forcé à la suivre dans le bâtiment à côté de l'aéroport. Il lui ont demandé si elle avait des contacts avec des personnes fichées ici, des journalistes, des activistes. Elle se voyait vivre ce scénario qu'un journaliste racontait à la radio le mois dernier. Il l'ont gardé en cellule, sans rien, pendant ce qu'elle a estimé être 3 ou 4 jours. Et ils l'ont obligé à repartir en Europe. Elle a préféré ne pas raconter tous ça aux journaux, juste en faire un élément dans son travail. Après tous, elle a fait sa résidence, en cellule, sans rien d'autre que la possibilité d'inscrire des occurrences dans sa mémoire. Depuis, elle a eu plus de succès dans le monde de l'art et sûrement, pense-t-elle, la clé pour le Turner Price.

Elle a rencontré Hans Ulrich Obrist au palais de Tokyo. Il était curieux comme les autres pour entendre son aventure à Dubaï. Comme à son habitude maintenant, elle avait lancé le flot verbal automatique de sorte qu'elle puisse l'observer tout en parlant. Et faire surgir de l'illustre personnage qu'elle avait lu et relu, la chair et l'humeur du corps en face d'elle.

Puis elle s’arrêta de parler, tranchant le récit d'un coup et lui demanda comment il allait. Elle n'avait pas envie de sortir encore les mêmes lignes. Et Hans est séduit par cet élan de sincérité, pourtant elle ne cherchait pas vraiment à produire cet effet. Il lui a proposé de prendre un café ensemble après, de parler de collaboration, d'écrire un texte sur son travail. Des gestes dont elle ne saisit pas vraiment la logique, au milieu de son histoire sectionnée, si ce n'est la lumière d'un privilège et de la chance. Il s’intéresse peut-être sincèrement à elle, mais ce n'est pas là où elle est.

Elle le laissera toute fois écrire sur son travail. À commencer quand elle a travaillé sur un projet d'écriture basé sur la rumeur et les théories du complot. Et qu'elle a pensé une installation en imaginant de faux artistes payé par la CIA pour exposer et diffuser leurs travaux dans les Émirats Arabes Unis. Qu'elle avait à l'époque lu des articles sur l'ouverture du Louvre à Abu Dhabi, et les travaux de cette journaliste britannique sur les financements de la CIA dans la diffusion de l'expressionnisme abstrait durant la guerre froide en Europe. Il écrira que la réalité a dépassé la fiction quand Samantha s'est retrouvé recluse à l’aéroport de Dubaï soupçonnée d'espionnage et de propagande anti-gouvernementale. Et qu'elle a alors décidé de finalement jouer le rôle de l'espionne.

Il dira que sa pièce prends la forme d'une installation où sont présentés des documents administratifs de la CIA où est décrit la mission de l'artiste pour infiltrer le milieu culturel à Dubaï et diffuser l'art contemporain occidental. Il parlera de mise en abîme du rôle de l'artiste, jouant son propre rôle et mettant en scène son propre travail. Il sera question de décloisonnement, d'approche contextuelle en déconstruisant les enjeux politiques et cultures propre à tout acte créatif.

Cher Hans,

Merci pour ton intérêt et j'espère que nous aurons l'occasion de nous retrouver et parler ensemble de mon projet sur la CIA. Ta proposition m'intéresse vraiment et je trouve très pertinent ce que tu dis de mon travail. Je dois t'avouer que j'ai de moins en moins envie de participer à des conférences pour encore parler de ma vie. J'ai le sentiment que ma figure d'artiste occulte de plus en plus ma production. Comme si l'évènement de ma parole qui raconte ma vie se substituait peu à peu a l'ensemble des existences et des multiples temporalités dont mon travail témoigne. Comme si la présence de ma personne résonnait plus fort que les sonorités de mes œuvres. J'ai en un peu marre de me raconter. J'ai de plus en plus besoin de temps je crois, pour témoigner dans la lenteur, à basse fréquence. J'espère que tu comprends ce que je veux dire, en tous cas, dis moi ce que t'en penses...

des bises

Samantha

Samantha ferme sa boite mail. Elle repensera à l'article plus tard. Elle a toujours le sentiment que sa figure d'artiste devient l'évènement, obscurcissant par la même sa production. Elle veut demander à Hans plus de temps, et la possibilité de rien dire. Elle sort de l'atelier et retourne sur la plage.

 

PS: Texte rédigé lors du workshop avec Charles Robinson au Centre d'art BBB en 2018